La complainte de l'IS solitaire

Je suis ingénieur système, je sais je ne devrais pas m'en vanter. Lorsqu'on me demande
quel est mon métier il m'arrive de plus en plus souvent de répondre "je suis dans
l'informatique". Cette vague formulation a au moins le mérite de m'éviter la lueur de
haine méprisante qui apparaît instantanément dans l'œil de l'interlocuteur le mieux
disposé au simple énoncé de mes coupables occupations. Je suis lâche. La prochaine
fois je répondrai tueur à gages, le
relâchement des mœurs étant ce qu'il est, cela
devrait moins choquer.

C'est un métier gratifiant à bien des points de vue, c'est vraisemblablement le seul
où le néophyte total, celui qui vient d'ouvrir son premier carton d'ordinateur se sent
en mesure de vous
expliquer votre métier dans le quart d'heure qui suit le montage de sa
bécane.

A ma connaissance conduire une voiture ne transforme personne en mécanicien, pas plus
que raboter une porte ne fait de vous un ébéniste, mais taper sur un clavier fait de
tout un chacun un
informaticien. On n'arrête pas le progrès.

N'allez surtout pas croire que je veux garder pour moi les clés du savoir et en tenir
éloigné le vulgum. Que je regrette le temps ou les ingénieurs système détenaient le
pouvoir abrités derrière leurs incantations absconses. Nenni. Bien au contraire, étant
d'un naturel assez paresseux, pour ne pas dire d'une fainéantise crasse, je préfère
de très loin un utilisateur qui se débrouille sans moi. Mais je reste
persuadé
qu'informaticien c'est aussi un métier.

Par contre je regrette - parfois - le temps où le métier consistait à surveiller un Vax,
ceux qui ont connu cela savent à quel point c'était reposant, ou alors à rebooter une
station Unix tous les trente six du
mois pour justifier son existence.

Avec l'arrivée des PC et surtout de Windows nous sommes entrés de plain-pied dans ce que
l'on pourrait appeler l'ère du Chapelier Fou, c'est à dire l'irruption de l'irrationnel
dans ce qu'il a de plus poétique et de moins maîtrisable au beau milieu d'un monde jusque
là bien tenu. En vertu d'un darwinisme élémentaire il a bien fallu
s'adapter. Aujourd'hui
être IS dans le monde merveilleux de PetitMou,
c'est être un hybride monstrueux, un 
mélange aussi subtil qu'indéfinissable de chaman, de Ménie Grégoire, de Dédé la Bricole, 
de
Bobologue, de charlatan et de psychopathe.

Je ne remercierai jamais assez Bill Gates pour avoir transformé un métier relativement
terne et basé sur une approche bêtement technique et rigoureuse des faits, en challenge
quotidien, nécessitant une
remise en question permanente à l'échelle du quart d'heure.

Quoi de plus stimulant sinon de savoir que résoudre un problème ne viendra en aucune
façon enrichir ce qu'il est convenu d'appeler l'expérience, puisque le même problème
nécessitera lorsqu'il se posera à nouveau une solution radicalement différente. On
évite ainsi la
sclérose intellectuelle consécutive aux automatismes.

Résoudre un problème nécessite une imagination à côté de laquelle le récit d'un trip sous
champignons hallucinogènes pourrait passer pour le compte-rendu de l'assemblée générale
des actionnaires de la Sociéte Nouvelle des Aciéries Mouchabeuf. Le cartésianisme n'est
pas un atout mais un grave handicap vous empêchant d'aborder les hypothèses les plus
farfelues. Et il faut bien cela quand après avoir éliminé les causes raisonnables de
dysfonctionnement vous êtes amené à envisager le reste, qui se situe généralement tout
de suite entre les histoires de petit lutin et la quatrième dimension. La seule chose que
je me refuse encore à pratiquer c'est l'imposition des mains et le voyage à Lourdes, plus
par réaction de mécréant que par doute quant à l'efficacité des méthodes en question. je
sens qu'avec l'arrivée de Windows 98 il va me falloir opérer une révision déchirante
quant à mes
convictions profondes.

Quand je pense que certains recherchent les paradis artificiels, et que l'on me paye
pour être en état perpétuel d'hallucination. La vie
est bien injuste, allez.

Tout cela serait finalement bien monotone s'il n'y avait l'utilisateur, car il existe
l'utilisateur, c'est vous et moi. Victime d'une intoxication à l'échelle planétaire,
d'un gigantesque et collectif lavage de cerveau il s'imagine qu'il va pouvoir tirer

quelque chose de sa bécane, être productif, voire même dans les cas les plus graves
envisager un retour sur investissement.

Aujourd'hui l'utilisateur perverti par des slogans pernicieux du style "Jusqu'où irez
vous ?" exige que ça marche, et c'est bien là où tout se gâte, le décalage entre cette
légitime attente et ce que l'illuminé de Redmond est capable d'apporter me déprime.
"Jusqu'où irez vous ?",
jusqu'à l'asile le plus proche sans doute.

Comment voulez vous qu'un truc qui est à un système d'exploitation ce que Mireille
Mathieu est à Edith Piaf, ce bricolage improbable écrit
avec les pieds par une nuée de
pervers schizoïdes puisse fonctionner.

Le mensonge le plus grossier colporté par les sectateurs microsoftiens est celui selon
lequel un PC convenablement équipé de l'inénarrable Windows et du fourbi Office dont
j'ai oublié le millésime car il
change en permanence, fonctionnerait seul et sans
assistance.

Le récit d'une journée ordinaire au royaume du Chapelier Fou contredit quelque peu cette
idyllique vision du meilleur des mondes possible. Ce
doit être une question de numéro de
version, sans doute.

Mardi 8 heures

Le calme avant la tempête, je peux l'esprit en repos me consacrer à un projet qui me tient
à cœur; émuler une calculette quatre opérations sur un Vax de la série 8000. Je tenterai
l'inverse dès que j'aurai
mené à bien cette partie.

Mardi 9 heures

Un premier coup de téléphone laconique, "Tu peux venir jeter un coup d'oeil, mon PC est
bloqué", sous cette apparence anodine peut se dissimuler le cauchemar le plus absolu,
les raisons qui peuvent amener un PC à se bloquer sont légions, la première étant
d'appuyer sur le bouton marche. Je suis d'autant plus inquiet que mon client est un dingue
de la vitesse. C'est un peu l'équivalent du chauffard , il parle de bus AGP là où les
autres parlent de carburateur double corps, mais la démarche est la même, aller le plus
vite possible en semant la terreur sur son passage. Profitant d'un instant d'égarement
de son chef de service il a réussi à se faire payer le dernier Pentium à 333 Mhz, ce qui
lui permet de gagner cinq secondes sur la mise en page de sa feuille de calcul. C'est
comme on le voit une avancée considérable à la mesure de l'investissement consenti. Je
le trouve un peu déprimé car on annonce déjà le Pentium à 400 Mhz ou plus et il contemple
avec amertume ce qu'il considère déjà comme l'équivalent d'une caisse à
savon.

J'essaye de le réconforter en lui disant qu'avec la bête qu'il possède il devrait éviter
d'ouvrir deux fenêtres en même temps pour ne pas faire de courants d'air. Une boutade
bien innocente, c'est le côté Ménie Grégoire de la profession, mais je sens bien qu'il
n'y croit
pas. Les grandes douleurs sont souvent au delà des mots.

Mais revenons à nos moutons, PC bloqué. Effectivement passé le démarrage tout ce que nous
obtenons c'est un sablier désespérément figé, je suis tenté de répondre que c'est parfait
pour faire des oeufs à la coque mais quelque chose dans son air égaré me dit que je ferais
aussi bien de me taire. C'est alors que j'envisage du coin de l'oeil un CD-ROM offert
par PC truc "Mesurez les performances de votre PC", eh oui ça ne sert à rien d'aller vite
encore faut-il pouvoir l'exprimer en Business Graphics, WinMark 98, High End Disk WinMark
98 et autres CPUMark32, c'est requis pour humilier à l'heure du café les ploucs
avec leurs
Pentium 133.

Je lui demande si par le plus grand des hasards il n'aurait pas monté ce truc là sur sa
machine, je connais la réponse. Il est d'ailleurs mentionné en tout petit sur le CD
que l'installation de cette suite de tests devrait être effectuée sur une machine quasi
vierge et pas sur
un système normalement opérationnel, "cela pouvant provoquer des
dysfonctionnements". Des "dysfonctionnements", tu l'as dit bouffi.

Diagnostic; je t'envoie quelqu'un pour te remettre un système d'équerre celui-ci étant
parti en villégiature à la campagne, pour une durée indéterminée. Rendez-vous est pris
pour la parution du prochain
CD de tests de PC machin. Au suivant.

Mardi 10 heures

Juste le temps de constater le plantage d'un serveur NT. Quelqu'un a vraisemblablement
éternué devant, c'est très sensible comme système.

Bon, reset, redémarrage, la routine quoi. Deuxième coup de téléphone "Tu n'aurais pas
cinq minutes des fois, il se passe parfois des choses curieuses sur ma machine".
Connaissant mon correspondant la seule chose curieuse dans tout cela c'est le parfois,
il est stupéfiant que ce ne
soit pas toujours.

C'est qu'il s'agit de la variété dite de "l'esthète taquin", épouvanté par l'uniformité
il a installé sur sa machine tous les thèmes possibles, le pointeur de souris est un
calamar, le sablier une horloge Comtoise, l'économiseur d'écran qui se déclenche toutes
les minutes est un jeu de baston intergalactique avec force sifflements et
explosions.
Car il a bien évidemment une carte son.

C'est indispensable pour reproduire le rire de Johny Hallyday selon les Guignols de
l'info, rire qui accompagne les messages d'avertissement. Tout cela est un peu perturbant.
Ayant de surcroît accès à l'Internet il a récupéré et installé tous les sharewares

possibles, il n'y a plus aucune piéce d'origine sur sa machine, il a tout remplacé et
il est seul à pouvoir s'en servir. Il est assez surprenant qu'il ne soit obligé de
rebooter sa machine qu'une fois par
heure. Je suis peut-être injuste envers PetitMou.

A l'intérieur de tout grand logiciel il en existe plusieurs petits qui ne demandent
qu'à sortir, là c'est la grande évasion, il suffit de
coller l'oreille contre le
boîtier pour les entendre se carapater.

Tout ce joli monde doit se battre en permanence pour prendre le contrôle du système.
C'est un cas désespéré. Je m'en sort lâchement en lui disant d'aller récupérer sur
www. crap. com la dernière version de son anti-virus/gestionnaire de
fichiers/explorateur/compacteur/logiciel de sauvegarde/éditeur de
textes/navigateur internet, et me tire vite fait sans toucher à la souris de peur de
déclencher un
Tchernobyl dans sa machine. Au suivant.

Mardi 11 heures

De retour dans mon bureau je constate le plantage d'un autre serveur NT, par solidarité
avec le premier sans doute. L'instinct grégaire ou le début d'un mouvement de
revendications. A surveiller. Autre coup de téléphone, en provenance d'une espèce bien
particulière, la variété qui se shoote à la presse informatique, on ne dira jamais
assez les ravages que cela peut provoquer. Stratège planétaire, il m'explique
comment l'introduction de Java dans les entreprises va révolutionner la façon dont
nous envisageons l'informatique. Comment Sun va bouffer Microsoft à condition
qu'Oracle s'allie avec Apple et que Compaq ne vienne pas jouer les trouble-fête. Il
me prédit la mort prochaine d'Intel victime de ses challengers, et écrasé sous son
gigantisme. Au bout d'un moment atterré par toutes ces apocalypses à venir, je ne sais
plus très bien où j'habite et c'est légèrement comateux que je raccroche en espèrant
ardemment que tout cela voudra bien patienter
jusqu'à ma retraite.

Mardi 13 heures

Coup de téléphone angoissée en provenance d'une secrétaire, "Quand je lance mon Word
avec un document que j'ai tapé hier, j'ai le message suivant; cette application va
s'arrêter car elle a effectuée une opération non conforme", je suis tenté de lui
répondre qu'il s'agit là d'un fonctionnement normal de l'application, mais je
m'abstiens. Son désarroi est sincère et la perte de plusieurs heures de travail ne

porte pas à rire.

Bon en route vers de nouvelles aventures. Cette charmante personne au demeurant,
appartient à la catégorie de ceux qui considèrent l'introduction de l'informatique
dans leur quotidien comme une calamité. L'espèce de truc ronronnant qu'on lui a posé
sur son bureau est pour elle, visiblement habité par un esprit hostile et rebelle à
toute collaboration avec le genre humain. Elle a bien essayé de l'apprivoiser en
le banalisant, en installant un pot de fleurs sur le boîtier et la photo de ses
gosses sur l'écran, mais rien n'y fait,
habité d'une vie propre il s'ingénie à lui
pourrir l'existence.

Elle serait je crois soulagée, si je suspendais des gousses d'ail et des crucifix
au plafond et apsergeait sa machine d'eau bénite, c'est
le côté chaman de la profession.

A la vingtième tentative je réussis à charger son document sans déclencher l'infâmant
message de vacances pour cause de non conformité des opérations effectuées par
l'application, il s'agissait d'un tableau coupé par un saut de section, quelque chose
de tellement grave selon Microsoft que cela méritait un plantage radical. Peut-être

qu'une destruction totale de la machine aurait été plus appropriée, je les trouve
un peu laxistes ces temps ci. Problème corrigé.
Au suivant.

Mardi 15 heures

De suivant il n'y en eu point ce jour là, je terminais ma journée tranquillement entre
deux reboot de serveur NT, et mes travaux sur la reconversion d'un Vax en calculette.
J'en étais à la soustraction, je ne désespérais pas d'arriver à la division à l'horizon
2005. J'aurai certainement besoin de 512 mégas de mémoire vive supplémentaire pour
l'implémenter, c'est le directeur financier qui va encore râler.

C'est une certitude demain amènera son nouveau lot de victimes. Si tous ces gens savaient
qu'au fond je ne maîtrise guère plus qu'eux tout cela, que le métier est de bien peu de
secours quand Word ou Excel ou que sais-je se bauge lamentablement, que le temps ou une
entreprise
vivait sur des applications maisons est définitivement révolu.

Bah je fais comme si je dominais, c'est ce qu'ils attendent de moi, c'est le côté
charlatan du métier. Et puis ils ont au moins quelqu'un
d'identifié à engueuler.

Quant à moi je m'endors tous les soirs en rêvant aux tortures que je ferais subir à Bill
Gates s'il venait à me tomber sous la main. C'est
le côté psychopathe du métier.

 


Date this page was last edited : 09/04/02

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